15
Il avait fallu faire des pieds et des mains pour que Bjorn accepte de leur rendre la liberté.
Salim, qui peinait à achever sa chope de bière, devait sans cesse empêcher qu’on le resserve et Camille, lorsqu’elle essayait de se lever, se voyait contrainte d’affronter un nouveau verre de lait.
Finalement, elle décida de ruser et interpella le chevalier qui semblait avoir perdu une partie de ses moyens dans l’alcool. À l’instar des autres hommes, il parlait fort, gesticulait beaucoup et son visage avait pris une couleur rouge vif.
— Bjorn, nous devons vous quitter. Une longue quête nous attend.
Elle avait insisté sur le mot quête et l’effet ne se fit pas attendre.
Il bondit sur ses pieds.
— Que ne le disiez-vous plus tôt ! Bjorn Wil’ Wayard est votre homme ! Quel monstre s’agit-il d’occire cette fois ?
Camille sourit.
— Ce n’est pas une quête guerrière, Bjorn. Il s’agit d’une quête beaucoup plus personnelle, mais tout aussi importante.
Le chevalier se frappa la poitrine, ce qui faillit le faire basculer en arrière.
— Peu importe, comment puis-je vous aider ?
— Nous cherchons un dénommé Duom Nil’ Erg.
— L’analyste ! Que diable avez-vous à traiter avec lui ?
Camille chercha en vain une réponse ; ce fut Bjorn qui la tira d’embarras.
— Suis-je sot ! C’est une quête, et donc un secret ! Ne me révélez rien, je vais vous conduire jusqu’à lui.
Le chevalier se tourna vers ses compagnons.
— Continuez la fête, camarades, je serai bientôt de retour. Pour l’instant, le devoir m’appelle.
Il se dirigea avec quelques hésitations vers la fontaine dans laquelle il plongea la tête. Lorsqu’il la ressortit, dégoulinante, il souriait et paraissait avoir retrouvé son équilibre.
— Allons-y !
Les deux amis lui emboîtèrent le pas. Le chevalier les conduisit à travers la ville jusqu’à une large rue qui débouchait sur le château.
— Voilà, leur annonça-t-il, le cabinet de l’analyste se trouve à une centaine de mètres d’ici. Si ça ne vous fait rien, je ne vous accompagnerai pas plus loin. Je préférerais combattre un tigre des prairies à mains nues plutôt que d’approcher Duom Nil’ Erg de trop près.
— Il est si terrible que ça ? s’étonna Camille.
— C’est lui qui m’a testé quand j’ai eu dix-huit ans et j’en garde un souvenir affreux.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas vraiment. Peut-être ai-je été atrocement vexé de ne détenir qu’un tout petit cercle bleu et un unique point jaune ?
Bjorn sourit tristement puis se reprit.
— N’allez surtout pas lui raconter ça, vous deux. Je peux vous faire confiance, n’est-ce pas ?
— Promis ! dit Salim en se mordant les lèvres pour ne pas rire.
— Bon, je vous laisse maintenant. Je compte rester trois ou quatre jours à l’auberge du Chien-qui-dort. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à venir me trouver.
Sur un dernier salut, le chevalier fit demi-tour et s’éloigna d’une démarche assurée.
— Qu’est-ce que c’est que ces histoires de cercle, de point et de couleurs ? s’étonna Salim.
— Nous n’avons qu’une chose à faire pour le savoir.
— Laquelle, chef ?
— Devine ! Allez, en route.
Une enseigne en métal argenté annonçait : Duom Nil’ Erg, maître analyste. Au-dessous du nom, un dessin représentait trois cercles imbriqués.
Une lourde et impressionnante porte barrait le passage. Salim s’effaça devant son amie.
— Honneur aux dames !
Camille inspira longuement et poussa l’huis qui céda sans aucune difficulté.
Le perron s’ouvrait sur une pièce en contrebas de trois marches. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre qui y régnait, elle discerna un large comptoir de pierre, de profonds fauteuils de cuir et une multitude de cadres accrochés aux murs.
Ils entrèrent.
— C’est pour quoi ?
La voix était sèche. De surprise, Salim faillit bondir dans la rue.
Camille fit un pas en avant.
— Je cherche Duom Nil’ Erg.
— C’est moi. Que veux-tu ?
Elle distingua enfin celui qui parlait.
C’était un petit homme, à peine plus haut que le comptoir derrière lequel il se tenait, et qui semblait aussi vieux qu’une momie.
Camille se sentit tout intimidée.
— On m’a dit de m’adresser à vous pour que vous me testiez.
— Trop jeune !
La voix était froide, sans appel.
— Mais…
— Trop jeune. Je ne teste qu’à partir de dix-huit ans, lorsque le don est installé.
— C’est important !
Duom Nil’ Erg leva les yeux et fixa Camille qui se raidit.
— Jeune fille, tu me fais perdre mon temps. Mes tarifs, pour une analyse, sont certainement au-delà de ce que tu peux imaginer.
Camille fut balayée par un frisson de désespoir. Depuis son entretien avec la Sentinelle figée, elle s’était préparée à cette rencontre, elle la savait vitale, et voilà que ce vieillard refusait de la tester.
Elle enfonça ses mains dans ses poches pour se donner une contenance et toucha la pierre bleue qu’elle avait pris l’habitude de faire tourner entre ses doigts.
Une idée germa dans son esprit, qu’elle mit immédiatement en application. « C’est peut-être une sphère graphe », avait dit Edwin, et le Ts’lich, un peu plus tard, l’avait confirmé.
— Je peux vous payer, lança-t-elle, et cher.
Un sourire naquit sur les lèvres de Duom Nil’ Erg.
— Tiens donc, et avec quoi ?
— Avec ça !
Camille posa la pierre sur le comptoir.
L’analyste fit mine de la saisir, mais ses doigts s’arrêtèrent à quelques millimètres de sa surface.
— Une sphère graphe ts’liche ! s’exclama-t-il. Comment te l’es-tu procurée et comment parviens-tu à la tenir ?
Il se tut soudain et parut se concentrer.
Camille vit le dessin prendre naissance, beaucoup plus net que celui d’Edwin allumant le feu, presque aussi beau que les siens, en fait, et une lumière sans source visible éclaira chaque détail de la pièce.
Salim poussa un sifflement. La salle, richement meublée, était tapissée de tableaux. Tous représentaient trois cercles, un rouge, un bleu et un jaune, qui se découpaient sur un fond blanc. Seules la position et la taille des cercles variaient. Sous chaque cadre était inscrit un nom en lettres d’or.
Duom Nil’ Erg tenta à nouveau de saisir la pierre puis, devant son échec répété, l’examina avec une loupe. Il reposa finalement son instrument.
— C’est bien un objet de pouvoir ts’lich, déclara-t-il à Camille qui ne l’avait pas quitté des yeux. Les propriétaires de ce genre de babiole ne s’en défont jamais de leur plein gré et je n’ai connu que deux humains capables d’en toucher un. Comment te l’es-tu procuré ?
Camille n’hésita pas.
— Je l’ai trouvé par terre, aussi bête que cela paraisse. Acceptez-vous cette pierre comme paiement d’une analyse ?
Le visage de Duom Nil’ Erg perdit son air sévère.
— Elle vaut beaucoup plus que ça. Les dessinateurs utilisent les sphères graphes pour leurs incursions dans les Spires. Celle-ci est de fabrication ts’liche et ne peut donc être utilisée par un humain. Elle a toutefois une valeur inestimable.
— Mais il faut que je sois testée !
— Du calme jeune fille, du calme. Je vais t’analyser puisque tu y tiens tant, et gratuitement.
— Merci, s’exclama Camille, merci beaucoup !
— Inutile de me remercier. Je doute que le résultat de ton analyse soit concluant. Rares sont ceux qui ont un don, et tu es dans tous les cas trop jeune d’au moins trois ans. Je suis néanmoins surpris par ta capacité à toucher la sphère ts’liche et curieux de te connaître mieux. Sais-tu ce qu’est une analyse ?
— Non, avoua Camille, pas vraiment.
— C’est bien ce qu’il me semblait. Je vais essayer de t’en faire comprendre l’essentiel. Le don, ou l’Art du Dessin, existe grâce à trois forces, la Volonté, la Créativité et le Pouvoir. Ces trois forces existent en chacun de nous, mais souvent de manière trop embryonnaire ou disproportionnée pour que leur possesseur soit un dessinateur. Mon art consiste à jauger l’intensité de chacune de ces forces, à les situer les unes par rapport aux autres. Suis-moi.
Duom Nil’ Erg contourna le comptoir et, en compagnie de Camille, il rejoignit Salim qui examinait les cadres.
— Ces tableaux, reprit l’analyste, correspondent au test qu’ont passé de brillantes personnes. Le cercle rouge correspond à la Volonté, le bleu à la Créativité et le jaune au Pouvoir. Regarde, chaque tableau est unique. Il correspond à la manière de chacun des dessinateurs de se représenter les Spires et de s’y déplacer. Il symbolise son don.
— Je comprends mal ce que sont les Spires, avoua Camille.
— Rien de plus simple. L’imagination, sans majuscule, est quelque chose de très personnel, la faculté de se représenter des choses qui n’existent pas en réalité. L’Imagination est une dimension, un univers si tu préfères, mais immatériel, et les Spires sont les chemins qui parcourent cet univers. Il y a une infinité de chemins, une infinité de possibles, qu’ouvre le pouvoir du dessinateur. Celui qui possède les trois forces peut pénétrer dans l’Imagination et, selon la puissance de son don, s’y enfoncer plus ou moins profondément. C’est cette puissance que je teste.
Il les entraîna vers le mur le plus éloigné de l’entrée.
— Voici l’analyse de Sil’ Afian, notre Empereur.
Dans un tableau semblable aux autres s’étendait un grand cercle rouge qui en touchait presque les bords. Parfaitement centré sur lui, le cercle jaune était deux fois plus petit tandis qu’en périphérie, le cercle bleu paraissait presque anodin et sortait un peu de la limite définie par le rouge.
— La taille des cercles, leur agencement, leur place, tout est important, mais le don n’est fort que lorsque trois cercles de même taille s’interpénètrent.
Plus la partie commune est importante, plus le don est puissant. Voyez, notre Empereur a une Volonté presque inhumaine et son Pouvoir est fort, mais son manque de Créativité l’empêche d’être un véritable dessinateur.
Duom Nil’ Erg sourit en considérant la toile.
— Cela dit, reprit-il, on ne lui demande pas de dessiner, mais de gouverner. Pour cette tâche, son test est parfait. Je vous laisse regarder pendant que je prépare l’analyse.
Le vieillard quitta la pièce par une porte dissimulée derrière le comptoir.
— Tu as compris quelque chose ? s’enquit Salim.
— Bien sûr, pas toi ?
— Non, mais je n’ai pas tout écouté. À quoi ça va te servir de connaître la taille de tes cercles ?
— À comprendre la nature de mon pouvoir, expliqua Camille, et à mieux l’utiliser.
— Bien chef ! Regarde, Edwin Til’ Illan, c’est le nôtre ?
Salim désignait un cadre proche de celui de l’Empereur. Camille s’en approcha. Si le cercle rouge et le cercle bleu, de taille identique, se superposaient presque, le cercle jaune, plus petit, était complètement à l’écart.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Salim.
— Edwin possède les trois forces, mais son cercle de Pouvoir est décentré. Si j’ai bien compris maître Duom, Edwin ne doit pas être un très bon dessinateur.
Camille et Salim continuèrent à arpenter la pièce en essayant d’interpréter les tableaux.
Ce fut Camille qui les découvrit.
Ils étaient côte à côte, Élicia et Altan Gil’ Sayan. Leurs dessins étaient presque identiques : trois cercles de même taille formant une rosace au vaste centre. Camille s’apprêtait à appeler Salim, lorsque Duom Nil’ Erg entra.
— C’est prêt. Si vous voulez bien me suivre.
La pièce voisine était beaucoup plus petite. Au centre se trouvaient un fauteuil en bois foncé et une table basse sur laquelle reposait un complexe assemblage de cristal et de métal argenté, dans un écrin tendu de satin.
L’analyste pria Camille de s’installer sur le fauteuil, puis il lui couvrit le visage d’un masque de soie. Il déploya sur le mur, face à elle, un vaste pan de tissu de velours blanc.
Après avoir recommandé à Salim de ne pas intervenir, il recula de trois pas. Il se concentra et la pièce s’obscurcit. Seul le montage de cristal, sur la table, luisait doucement.
— Un scintilleur est un appareil extrêmement subtil, expliqua-t-il. Sa structure s’étend dans l’Imagination ; si tu peux dessiner, il le découvrira. Tu es prête ?
— Oui, répondit Camille d’une voix un peu tendue, que dois-je faire ?
— Rien. Laisse-toi guider par le scintilleur et laisse-moi guider le scintilleur.
Tout d’abord, il ne se passa rien. Puis une explosion de couleurs jaillit du cristal et nimba Camille d’un halo chatoyant.
Salim ferma les yeux un instant, tant la lumière était vive. Quand il les rouvrit, il discerna brièvement trois cercles lumineux en mouvement devant son amie puis, soudain, le cristal s’éteignit.
Lorsque la lumière revint, Duom Nil’ Erg ôta délicatement le masque des yeux de Camille et le reposa sur la table. Ses mains tremblaient légèrement alors qu’il contemplait le résultat du test avec stupéfaction.
— C’est impossible, marmonna-t-il, cette figure n’existe que dans les livres.
Camille se redressa. Un seul et immense cercle noir occupait tout l’espace du pan de velours blanc.
Le vieil analyste finit par planter son regard dans le sien.
— Mais qui es-tu ? demanda-t-il. Qui es-tu donc ?